Blog consacré aux littératures africaine et caribéenne. En sommeil depuis octobre 2010.

mercredi 30 décembre 2009

« L’Enigme du retour », de Dany Laferrière


De l’écrivain haïtien Dany Laferrière, j’avais déjà lu le premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), et un autre, Pays sans chapeau (1996). Le premier, léger, se situait à Montréal, au Canada ; le deuxième, déjà bien plus grave, à Port-au-Prince, en Haïti. Avec L’Enigme du retour (2009), Laferrière continue de filer le thème de l’exil, dans une veine toujours plus personnelle bien que pudique, et pour ce faire effectue un grand écart entre le Québec et la Caraïbe, entre le Nord et le Sud.

Le « retour » dont il fouille « l’énigme » est déclenché par la mort du père, Windsor, en exil comme le fils dans une grande ville d’Amérique du Nord, New York. L’un a été chassé par Papa Doc, l’autre a fui Bébé Doc. Un père qu’il a de ce fait si peu connu et dont il apprend la mort au téléphone, au milieu de la nuit canadienne : « La nouvelle coupe la nuit en deux. / L’appel téléphonique fatal / Que tout homme d’âge mûr / Reçoit un jour. / Mon père vient de mourir. » Ainsi commence le roman, dont l’écriture alterne entre prose et vers libres.

Après avoir suivi brièvement les traces de son père à Brooklyn, le narrateur décide de se rendre, plus de trente ans après son départ en exil, en Haïti. Avec comme compagnon de voyage le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire. A Port-au-Prince, il retrouve sa mère qui aura vu partir les deux hommes de sa vie et à qui il doit annoncer que le premier ne reviendra plus jamais, tandis que le second repartira bientôt ; son neveu prénommé Dany qui rêve de devenir écrivain ; ses anciens amis qui mènent tant bien que mal la vie qu’il a fuie ; les anciens amis de son père, devenus qui ex-ministre, qui paysan parmi les poules. Tous lui racontent l’histoire, passée, présente et à venir, de son absence.

Voilà pour les personnages « réels », que domine la figure de la mère généreuse, forte et sacrifiée. Mais L’Enigme du retour est peuplée de visages moins charnels mais tout aussi vivants sous la plume de Dany Laferrière. Il y a l’Exil, bien sûr, morsure plus insidieuse que l’hiver canadien, blessure plus perçante que le soleil haïtien. Il y a l’Art, aussi, celui de l’écrivain au fond de la forêt québécoise ou celui des peintres de Pétionville. Il y a la Mort, surtout, omniprésente, en lunettes noires à l’époque des tontons macoutes, en Kawasaki jaune sous le règne des gangs. Il y a la Faim, enfin, qui rampe, ronge toute la ville de Port-au-Prince, n’épargnant que les riches juchés à flanc de collines…

L’écriture de Dany Laferrière, hommage a la tradition poétique de l’île, est sensible et belle. A la lecture de ce livre, on se surprend à remuer les lèvres au rythme des syllabes. On se sent englouti, plongé dans l’ambiance de Port-au-Prince et de l’arrière-pays ; un voyage tout en ressenti et en retenue. La douleur sans les larmes. La beauté sans ses charmes. L’intimité sans la proximité. C’est peut-être cela, l’exil.

L’Enigme du retour
de Dany Laferrière
Grasset, 2009
300 p., 18 euros


Lire d’autres chroniques de L’Enigme du retour sur les blogs Chez AnnDeKerbu et Clavier bien tempéré.

Lire aussi l'échange entre Dany Laferrière et Lyonel Trouillot : « Paroles d’écrivains haïtiens ».

mardi 29 décembre 2009

Boubacar Boris Diop


Boubacar Boris Diop est né en 1946 à Dakar, au Sénégal. Il a successivement été conseiller technique au ministère de la culture sénégalais et professeur de littérature et de philosophie. Il a également longtemps exercé le métier de journaliste et dirigeant le quotidien sénégalais Le Matin.

Il publie son premier livre en 1981 : Le Temps de Tamango est un roman de politique-fiction qui annonce le ton engagé et l’écriture exigeante de son auteur. Trois romans remarqués plus tard, activement impliqué dans la vie politique et la défense des cultures de l’Afrique, Boubacar Boris Diop se rend avec dix autres écrivains africains au Rwanda, en 1998, quatre ans après le génocide, et participe au collectif d’écriture « Rwanda : écrire par devoir de mémoire. Rwanda: écrire par devoir de mémoire. Cette résidence d’écriture donnera naissance à un nouveau livre, Murambi, le livre des ossements (2000). En 2003, il explore l’écriture en wolof dans Doomi Golo (qu’il traduira dans Les Petits de la guenon en 2009).

Parallèlement à son activité de romancier, Boubacar Boris Diop se fait également dramaturge (Thiaroye, terre rouge, en 1990), scénariste, essayiste. Sous cette dernière casquette, il est l’auteur de L’Afrique au-delà du miroir (2007) et a cosigné les ouvrages Négrophobie (avec François-Xavier Verschave et Odile Tobner, 2005), L’Afrique au secours de l’Occident (d’Anne-Cécile Robert, 2006) et Au sortir de l’enfer (de Jean-Marie Vianney Rurangwa, 2007).

A lire :
Le Temps de Tamango, L’Harmattan, 1981
Les Tambours de la mémoire, L’Harmattan, 1990
Les Traces de la meute, L’Harmattan, 1993
Le Cavalier et son ombre, Stock, 1997
Murambi, le livre des ossements, Stock, 2000
Doomi Golo, Papyrus, 2003
(en wolof)
Kaveena, Philippe Rey, 2006

mercredi 23 décembre 2009

« Les Petits de la guenon », de Boubacar Boris Diop


Le singe séquestreur serait-il une figure de la littérature africaine ? Je ne le crois pas ; c’est pourtant la seconde fois, après Le Passé devant soi de Gilbert Gatore, que je le croise au cours de mes lectures récentes. Dans Les Petits de la guenon, de l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, il, ou plutôt « ils » car ils sont deux, donnent le titre au livre et retiennent en captivité Atou Seck, un vieil habitant d’un quartier ravagé par une guerre civile. Mais ceci n’est qu’une histoire dans l’histoire, une parabole sortie de l’imagination du véritable narrateur, Nguirane Faye, qui s’est créé un alter ago imaginaire le temps d’une longue digression intitulée « La fausse histoire de Ninki-Nanka ».

Car Nguirane Faye n’a jamais été séquestré par des singes. Tout juste ses petits-enfants Mbissine et Mbissane, arrivés de France avec leur mère au lendemain de la mort du fils de Nguirane, s’amusent-ils avec malice et une certaine tyrannie à uriner sur son tapis de prière. Et « La fausse histoire de Ninki-Nanka » n’est qu’un seul des sept « Carnets » que le vieillard, au soir de sa vie, a entrepris de rédiger à l’attention d’un autre petit-fils, son préféré, Badou, parti à l’étranger, on ne sait où, et dont il est sans nouvelles depuis.

Nguirane Faye a beaucoup de choses à raconter à Badou. La vie à Niarela, petit quartier populaire de Dakar : ses habitants, ses fous, ses on-dit, ses non-dits. L’histoire de leur ancêtre et de leur famille : ses légendes, ses mensonges. La cohabitation avec sa belle-fille, Yacine Ndiaye, dont, pas plus que Mbissine et Mbissane, il ne connaissait l’existence avant qu’elle arrive de Marseille, veuve peu éplorée, et s’installe chez lui. Et puis, bien sûr, cette « fausse histoire de Ninki-Nanka », où un dictateur du nom de Dibi-Dibi promet au peuple le « changement » – en wolof, « sopi » était le slogan de campagne d’Abdoulaye Wade en 2000 – tout en le méprisant royalement…

Beaucoup de désordre, beaucoup de métaphores, beaucoup de choses difficiles à palper dans ce livre formidablement mal foutu et, il faut le dire, quelque peu déroutant… mais dont il se dégage une certaine sensation de cohérence. Nguirane Faye passe du coq à l’âne mais, évidemment, Boubacar Boris Diop le fera retomber sur ses pattes, à la fin. Boubacar Boris Diop qu’on sent malgré tout très présent, qu’on entend souffler quelques digressions à l’oreille du narrateur, qu’on voit tailler la plume qu’une autre main plantera là où ça fait mal.

Les Petits de la guenon, j’aurais dû le préciser dès le début, sont la traduction en français, par Boubacar Boris Diop « himself », de Doomi Golo, roman écrit en wolof par le même Boubacar Boris Diop. Ecriture militante s’il en est, un peu dans la lignée de Sembène Ousmane dont les grévistes des Bouts de bois de Dieu refusaient de négocier en français ; d’ailleurs, qu’il s’agisse de l'épisode où un ancêtre de Nguirane Faye tente de convertir un village à l'islam, de l’histoire de la lutte sénégalaise avec frappe inventée par un Français, ou des réflexions sur le premier baiser sur la bouche échangé en Afrique, l’auteur nous rappelle combien l’influence d’une culture sur l’autre peut être insidieuse. C’est un des nombreux messages que contient le roman. Mais il y a aussi la dénonciation des dirigeants politiques corrompus, qui ont volé l’indépendance et séquestré la démocratie, quand le modèle de Nguirane Faye – et de Boubacar Boris Diop, on l’aura compris – reste Cheikh Anta Diop.

Enfin, plus que la figure du singe, c’est celle du fou qui hante ce roman. Un fou qui ira jusqu’à prendre le relais des « Carnets » de Nguirane Faye dans un récit plein de sagesses dont il faut tirer deux leçons : 1) Les fous ne sont pas toujours ceux que l’on croit. 2) Ceux qu'on ne croit pas fous devraient davantage écouter la part de folie du pays qu’ils sont censés diriger.

Les Petits de la guenon
de Boubacar Boris Diop
Philippe Rey, 2009
439 p., 19,50 euros


Lire aussi l’analyse qui est faite des Petits de la guenon par La Plume francophone.

mardi 15 décembre 2009

Tierno Monénembo


Thierno Saidou Diallo est né en 1947 à Porédaka, en plein cœur du Fouta-Djalon, en Guinée. En 1969, ce fils de fonctionnaire fuit la dictature de Sékou Touré et rejoint, à pied, le Sénégal voisin. Il part ensuite étudier en Côte d’Ivoire puis, à partir de 1973, en France, où il acquiert un doctorat de biochimie à l’université de Lyon. Sa carrière scientifique le conduit par la suite à enseigner au Maroc et en Algérie.

Mais il entreprend également une carrière littéraire, sous le nom de Tierno Monénembo, avec la publication d’un premier roman, Les Crapauds-brousse, en 1979. Sept ans plus tard, sa deuxième fiction, intitulée Les Ecailles du ciel (1986), reçoit le Grand prix de l’Afrique noire. L’œuvre de Tierno Monénembo est aussi marquée par L’Aîné des orphelins (2000), dans lequel il revient sur le génocide rwandais de 1994, et par sa saga Peuls (2004). En 2008, la consécration vient avec l’obtention du prix Renaudot, pour Le Roi de Kahel, alors que l’auteur est en résidence à Cuba.

Aujourd’hui, Tierno Monénembo vit près de Caen, en Normandie. Ses romans sont nourris par ses origines peules, la thématique de l’exil et l’impuissance des intellectuels africains face aux problèmes de leur continent.




A lire :
Les Crapauds-brousse, Seuil, 1979
Les Ecailles du ciel, Seuil, 1986
Un rêve utile, Seuil, 1991
Un attiéké pour Elgass, Seuil, 1993
Pelourinho, Seuil, 1995
Cinéma, Seuil, 1997
L’Aîné des orphelins, Seuil, 2000
Peuls, Seuil, 2004
La Tribu des gonzesses, Cauris, 2006
(théâtre)
Le Roi de Kahel, Seuil, 2008

Sources : Afrik.com, L’Express.fr

dimanche 6 décembre 2009

Hampâté Bâ et Kourouma au théâtre, à Paris


Il faut croire que les écrits des grands auteurs africains, qu’ils soient classiques ou récents, passent particulièrement bien des pages aux planches. J’avais déjà parlé de l’adaptation au théâtre de Verre Cassé, d’Alain Mabanckou, et brièvement évoqué celle des Bouts de bois de Dieu, de Sembène Ousmane (aller voir chez Gangoueus pour plus de détails). Ce mois-ci, deux autres écrivains sont mis à l’honneur sur les scènes parisiennes : le Malien Amadou Hampâté Bâ (1900-1991) et l’Ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2003).



Au théâtre des Bouffes du Nord, Eleven and Twelve est une pièce mise en scène par Peter Brook et adaptée de Vie et enseignement de Tierno Bokar (1957), un livre dans lequel Amadou Hampâté Bâ raconte « l’histoire extraordinaire » du « sage de Bandiagara » – maître spirituel de l’auteur qu’on rencontre par ailleurs dans Amkoullel, l’enfant peul (1991).

Le metteur en scène britannique avait déjà tiré un premier spectacle du livre d’Amadou Hampâté Bâ : en 2004, le théâtre des Bouffes du Nord avait ainsi présenté la pièce Tierno Bokar. Eleven and Twelve en est le prolongement, qui raconte une querelle religieuse entre deux sages de l’islam, avec pour décor une Afrique bouleversée par un colonialisme qui se plaît à jeter de l’huile sur le feu des luttes intestines.

Pour Peter Brook, « ce thème éclaire plus que jamais une question qui concerne aujourd'hui le monde entier : la violence et l’intolérance. Le théâtre doit être très proche de nous pour nous concerner et très inattendu pour éveiller notre imagination. Tierno Bokar réunit ces deux conditions. »

Jusqu’au 19 décembre, au théâtre des Bouffes du Nord.
37 bis, boulevard de la Chapelle – Paris-10ème.
De 10 à 26 euros.
Le spectacle est en anglais, mais surtitré en français.
Plus de détails sur le site du théâtre des Bouffes du Nord.



Le deuxième rendez-vous du mois a lieu au théâtre du Lucernaire. Il s’agit de la pièce Allah n’est pas obligé, « farce carnassière » mise en scène par Laurent Mauriel et adaptée du roman du même nom publié en 2000 par l’écrivain Ahmadou Kourouma. Deux comédiennes y portent la parole du jeune héros, Birahima, enfant-soldat embarqué dans le « bordel au carré » des guerres de Sierra Leone et du Liberia. Histoire pleine d’humour et pourtant tellement monstrueuse, Allah n’est pas obligé décortique l’effet boule de neige et cyclique des guerres civiles en Afrique, sans imposer aucun moralisme au public.

Jusqu’au 3 janvier 2010, au théâtre du Lucernaire.
53, rue Notre-Dame-des-Champs – Paris-6ème.
De 10 à 20 euros.

Plus de détails sur le site du Lucernaire.

mardi 1 décembre 2009

« Le Roi de Kahel », de Tierno Monénembo


Le prix Renaudot 2008 n’a pas été volé. Certes, je n’ai pas lu les autres romans qui avaient alors été sélectionnés, mais ce que je peux dire après avoir dévoré Le Roi de Kahel (2008), de l’écrivain guinéen Tierno Monénembo, c’est que ce livre méritait amplement un tel prix. De la première à la dernière page, j’ai été captivé.

C’est un roman d’aventures comme on n’en fait pas assez. Précisément, il s’agit des aventures romancées d’un homme bien réel, Aimé Olivier (1840-1919), vicomte de Sanderval, personnage multifacettes (ingénieur, homme politique, explorateur, écrivain) issu de la bourgeoisie industrielle lyonnaise, et qui, un beau jour de 1880, s’embarqua pour le Fouta-Djalon (dans l’actuelle Guinée-Conakry) dans l’idée de s’y tailler un royaume avec sa ruse comme seule arme.

Les obstacles sont nombreux. Il y a bien sûr les difficultés physiques inhérentes à une telle expédition : Olivier de Sanderval doit affronter la jungle, ses bêtes sauvages et ses maladies. Mais plus encore, il y a les hommes qui peuplent ou observent ce voyage. Arrivé en territoire peul, notre héros doit user de beaucoup de finesse pour faire accepter sa présence puis ses traités (portant notamment sur l’implantation de factoreries et la construction d’une ligne de chemin de fer) à l’aristocratie peule et, au plus haut niveau, à l’almâmi, chef suprême de cette fédération de royaumes qu’était le Fouta-Djalon.

Olivier de Sanderval se retrouve dans un nid de serpents : à Timbo, capitale du royaume, la cour de l’almâmi grouille d’intrigants ; les chefs peuls se révèlent à couteaux tirés dès que tombent les masques. Dans ce royaume où règnent les non-dits, la sournoiserie et l’ambiguïté, l’ambitieux explorateur va, comme un caméléon, se mettre dans la peau de ces Peuls si retors et faire sien ce double-jeu pour, d’une part, échapper à la décapitation – menace implicite que ses hôtes font peser sur lui comme une épée de Damoclès et qu’ils n’hésiteront pas à mettre en application au moindre faux pas – ou à l’empoisonnement, et, d’autre part, flouer l’administration coloniale française et doubler les velléités anglaises sur un territoire très convoité.

Entre 1880 et 1900, au cours de cinq voyages faits de victoires et de pertes – amoureuses, territoriales, juridiques –, Olivier de Sanderval, emmenant le lecteur avec lui sous la plume vivante, chantante de Tierno Monénembo, apprendra à connaître les Peuls et à gagner leur confiance.

C’est en partie un récit historique que nous livre ici l’auteur du Roi de Kahel : celui d’une région d’Afrique au temps des conquêtes coloniales et du déclin des pouvoirs traditionnels. Mais c’est surtout une formidable biographie romancée, autour d’un destin hors du commun : en ce sens, cette haletante chronique de la vie d’Olivier de Sanderval se situe à mi-chemin entre L’Etrange Destin de Wangrin (1973), d’Amadou Hampâté Bâ – pour la roublardise du personnage –, et Soundjata ou l’Epopée mandingue (1960), de D. T. Niane – pour son héroïsme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme il l’indique en ouverture du roman, Tierno Monénembo doit l’idée de ce livre à son « proviseur »… un certain Djibril Tamsir Niane.

Le Roi de Kahel
de Tierno Monénembo
Seuil, 2008
262 p., 19 euros

D’autres chroniques du Roi de Kahel sur les blogs Ballades et escales en littérature africaine, Liss dans la vallée des livres, Ici palabre.